Roger Manceau, rescapé de Neuengamme: le dernier des cinq

Le jeune résistant avait un peu plus de 20 ans au moment de son arrestation. Déporté en Allemagne avec quatre camarades, il est le seul à être revenu

Roger Manceau vit aujourd'hui dans un foyer logement à Tours. Il a témoigné des dizaines de fois devant les jeunes.

 

Jean Beau, Roger Michel, Jean Peronnet, Georges Blondy.... A Feurs, commune de la Loire, rares sont ceux qui se souviennent encore des quatre résistants déportés et assassinés par les nazis.

En 1999, pour la première fois depuis la fin de la guerre, Roger Manceau, originaire de Saint-Pierre-des-Corps dans l'agglomération de Tours, est venu se recueillir devant la plaque qui porte leur nom, au carrefour de la Libération, pour honorer la mémoire de ses camarades disparus. Roger faisait lui aussi partie du groupe des déportés. Il est le seul à être revenu. Il vit aujourd'hui à Tours, parmi ses souvenirs. Les heures terribles qui ont suivi cette nuit du 10 au 11 juin 1944, quelques jours après le Débarquement allié en Normandie, Roger Manceau ne les a jamais oubliées.

Il raconte volontiers, comme il l'a fait des dizaines de fois devant des lycéens, ce qui l'a conduit un jour dans la Loire, décidé à lutter contre l'Occupant. Enfant de l'exode en 1940, il s'illustre très tôt dans la Résistance. La proximité de la ligne de démarcation à Cangé, sur le Cher, l'incite d'abord à conduire des prisonniers évadés en zone libre, puis à transporter du courrier. Refractaire du STO en 1943, il s'engage dans l'Armée secrète et rejoint un réseau à Feurs. "Nos missions, entre autres, explique-t-il, consistaient à reconnaître des terrains de parachutage en prévision du Débarquement, récupérer des armes, des munitions..."

J'ai attendu qu'on me fusille

Mais le 11 juin 1944, à 1 heure du matin, Roger, qui a 22 ans, tombe avec ses amis entre les griffes d'un détachement  allemand. Gonflés à bloc par la perspective d'une libération proche en ce mois de juin, les cinq hommes devaient mettre en place un dépôt de carburant et alimenter des résistants en armes. Après avoir transporté avec succès en camion des containers d'essence dans une ferme à Epercieux Saint-Paul, ils revenaient à Feurs chercher des armes à la mairie lorsqu'ils ont été arrêtés. Les Allemands découvrent sur eux leurs armes personnelles. Ca suffit pour qu'ils soient conduits par des gendarmes français au siège de la Gestapo, à Clermont-Ferrand.

"Nous avons été interrogés et tabassés pendant trois heures, raconte Roger Manceau, puis condamnés à mort. Dans mon cachot de la prison de Clermont, acceptant mon sort, j'ai attendu qu'on me fusille jusqu'au 19 juillet"

Mais on les expédie en train à la gare de l'Est, à Paris, puis à Compiègne, et le 28 juillet, un train les transporte en Allemagne. Le voyage dure trois jours. "Le convoi transportait 1652 personnes, dans notre wagon, nous étions 68. Beaucoup se mettaient nu tellement il faisait chaud. Pendant le voyage, quatre ont été fusillés pour avoir tenté de s'échapper en faisant un trou dans la paroi"

"A l'arrivée, lorsqu'ils ont ouvert les portes des wagons, il y avait beaucoup de morts. J'ignorais où nous nous trouvions, Neuengamme, je n'en avais jamais entendu parler. Il y avait des chiens qui aboyaient , et des SS qui gueulaient "Los, los!!!" pour dire "plus vite, plus vite!". C'est l'odeur qui m'a tout de suite frappé, une odeur indéfinissable, fade, fétide. J'ai su après que ça venait de la cheminée des fours crématoires"

On était là pour mourir

"J'ai reçu le matricule 39499, poursuit Roger. On nous a rasés, désinfectés, affublés d'une tenue rayée. Nous avons été placés en quarantaine pendant dix jours, en réalité on travaillait à la carrière de glaise pour la fabrication de briques. Il ne fallait surtout pas y perdre ses chaussures, sinon on avait droit à 25 coups de schlague. Ca pouvait aller jusqu'à 50 coups. Les pauvres gars finissaient dans un état hideux, c'était affreux à voir. Ah oui, on était vraiment là pour mourir...."

A la mi-août, Roger est transféré dans un  ancien camp de prisonniers de guerre près de Brême, dont une partie est réservée au kommando. Certains détenus sont affectés aux abris pour les sous-marins, d'autres au déblayage de Brême bombardée. "Nous étions encadrés par les pires égorgeurs que la terre ait portés"

A la mi-novembre, Roger déménage au camp de Reiespott, sur la Weser.  "Là, il se passa quelque chose d'extraordinaire, dit-il. Roger Beau réussit, en récupérant des pièces je ne sais comment, à fabriquer un mini poste de radio. C'était une petite boîte grosse comme trois doigts, avec des écouteurs. Quand j'ai entendu "Pom pom pom pom.... ici Londres, je ne peux pas vous dire ce que ça m'a fait. Ca nous a donné de la Quintonine au corps. On a pu avoir ainsi les nouvelles de la bataille dans les Ardennes. De l'espoir, on en avait besoin, parce que le quotidien, il était épouvantable. Le quotidien, c'était faire en sorte d'éviter les coups. Un temps, on m'a mis à la fabrication de coffrages pour le béton armé. Ca nous arrivait le soir de ramener des camarades morts d'épuisement. Et il valait mieux arriver à l'heure pour la distribution de soupe, ou disons plutôt d'eau de vaisselle, sinon, il fallait attendre le lendemain. La nourriture, en dehors d'un bout de pain le matin, c'était surtout un liquide infâme. On avait tous la dysenterie évidemment

La mort ne me faisait plus rien

Je ne me suis jamais demandé si j'allais vivre ou mourir. Je ne pensais qu'à l'instant présent, j'essayais de comprendre les ordres et surtout d'éviter les coups, en trouvant une place où les kapos n'allaient pas me chercher. La découverte des morts le matin dans la baraque ne me faisait plus rien. Le froid, la fatigue, la mort.... Tout ça était devenu quelque chose de normal. On me disait "Tiens, tu sais, untel est mort". Je répondais "ah oui!". Les corps étaient mis en tas, de temps en temps des camions venaient les chercher pour les emmener aux crématoires à Neuengamme"

Avec l'avance alliée, le kommando de Roger est évacué le 6 avril 1945. Les détenus sont entassés dans un train de marchandises avec une demi-boule de pain et un bout de saucisson. C'est à ce moment que Roger est séparé de son ami Beau. "Je ne devais jamais le revoir. Moi, on m'a emmené au stalag 10B de Sandbostel, à côté de Bremenvhordt. Sept jours de trajet en train, pour faire à peine 50 km. Rien à manger et rien à boire. A l'arrivée, c'était une hécatombe, des morts partout dans les wagons."

A la mi-avril, Roger aperçoit les éclairs de l'artillerie anglaise. Les Alliés avancent maintenant vite. Les gardes ont fui, il ne reste que les sentinelles dans les miradors. Il est dans un état lamentable, il ne pèse plus que 37 kg. "Je suis à peu près sûr qu'on nous a fait manger de la chair humaine, dit Roger, qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre..."

Le camp est enfin libéré par les Anglais. Après un séjour dans un hôpital de campagne, Roger est rapatrié par avion le 10 juin. Un an jour pour jour après son arrestation. "Finalement, dit-il, le bonhomme est l'animal le plus résistant!"

Lorsqu'on demande à Roger Manceau s'il considère  la résurgence de l'extrême droite en Europe et ailleurs comme une véritable menace pour l'avenir, il répond curieusement : "Non, je ne crois pas, mais je ne suis sûr de rien. Ce n'est pas une question d'extrême droite, en fait. Il suffit seulement d'un individu. Ce qui m'interroge, c'est l'effondrement des grands partis. Et si je dois dire quelque chose aux jeunes à ce propos, je leur rappellerai simplement notre devise. "N'oublions jamais!"

Philippe LAVERGNE